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Les Contes du Colvert
15 décembre 2021

LE BUCHERON QUI SE FIT DOCTEUR.

 

                       

LES LEGENDES DU COLVERT

 

 

Par Stéphane BERTRAND

 

 

Les légendes du Colvert défient le temps.

Ecoute! Elles nous arrivent avec le vent.

 

 

 

 

 

N° L 29

 

 

 

LE BUCHERON QUI SE FIT DOCTEUR.

 

 

 

Cette légende est très ancienne et nous vient du Canada. Plus précisément  de l'immense région de forêts très denses qui bordent la côte ouest de la Baie d'Hudson. Jacques Cartier n'y avait pas encore posé les pieds en 1534.

 

Là-bas de très grands arbres, beaucoup de sapins noirs mais aussi des érables, recouvrent le sol, serrés les uns contre les autres comme s'ils redoutaient l'hiver rigoureux qui couvre cette contrée six mois par an de neige sur des hauteurs parfois de plus de six mètres d'épaisseur.  La cabane en bois, heureusement construite sur une colline, qu'habitait la famille de Jason  se composait de quatre personnes, ses parents, la mère toujours enceinte et sa plus jeune sœur ainsi que deux chiens et quelques chats roux. Les deux labradors semblaient souvent aboyer  pour rien dans cette immensité blanche et noire mais le père savait bien que des ours, réveillés par la faim dans leur hibernation trop longue et des loups traînaient dans les alentours. Aussi la lance-harpon toujours prête et bien huilée  pendait à un gros clou à côté de la porte d'entrée.

 

Jason avait été élevé à la dure et quand les bûches de bois n'étaient pas rangées au goût de son père celui-ci n'hésitait pas à lui faire sentir les lanières de  cuir cloutées de son martinet.   La fille n'avait rien à craindre, elle savait qu'avec des cicatrices dans le dos elle serait   vendue bien moins chère  au marché indien du printemps prochain. A quatorze ans! Sa remplacante allait naître bientôt. Elle vivrait le même sort qu'elle ainsi que l'avaient fait ses soeurs aînées.

 

Le garçon, Jason, travaillait beaucoup. Entre l'abattage des arbres puis la coupe des branches pour laisser un tronc proprement déshabillé de celles-ci, le débit en bûches de même longueur afin qu'elles se rangent facilement en des murs de bois, bien entassées les unes sur les autres. Elles ne seraient débitées à la taille de l'âtre que bien plus tard et au fur et à mesure des besoins. Il ne se lassait pas d'admirer cette enceinte de bois, minutieusement élevée au centimètre près, et qui, aux premiers flocons de neige, devait encercler la maison.

 

Puis est arrivé le jour où son maudit* outil a ripé sur le bois et avec la force mise dans le mouvement, lui a sectionné la jambe juste en dessous  du genou. Le mollet et le pied se sont enfoncés dans le peu de neige restante la teintant d'un joli rouge qui devenait rose au contact du sang accélérant sa fonte autour du membre.

 

Heureusement que le père de Jason travaillait aussi le bois pas loin de lui. Il se saisit du membre coupé et le rangea dans le tas des bûches de même longueur. Puis Jason évanoui se vit prodiguer les premiers soins qui consistaient à enduire le morceau de cuisse restant de beaucoup de neige glacée pour une cicatrisation plus rapide. Son père le transporta jusqu'à leur cabane où sa mère suréleva la cuisse de son garçon, la posa sur un bout de bois et pansa de moult chiffons, taillés dans un vieux drap et imprégnés de sirop d'érable, son gros moignon.

 

-Dans ses cauchemars, dus à la fièvre élevée, Jason rêvait de murs construits de jambes coupées. De milliers de jambes, raides et congelées, de petites stalactites aux bout des orteils. Il était maintenant un chirurgien de renommée mondiale dans la ville de Mont-Royal qui, pour éviter la fièvre et les douleurs inutiles à ses patients, coupait, sciait au moindre hématome, bras et jambes des malades. Il mesurait les membres avant de les séparer du corps afin qu'ils rentrent, au millimètre prêt, dans les normes qu'il s'était fixé comme pour les stères de bois d'antan. Des fois il coupait les deux pour en avoir une  correspondante aux mensurations désirées et incinérait l'autre. Rares en effet sont les hommes et femmes qui se promènent avec deux jambes rigoureusement identiques et de la même longueur au centimètre prés.

 

-Maintenant Jason errait dans les bois recouverts de neige. Pour avancer il devait creuser des tunnels dans cet amas de flocons blancs. Des fois il arrivait à un carrefour où son chemin croisait celui d'un ours, d'un phoque ou de quelques loups se déplaçant en meute. Les poteaux indiquant les directions diverses étaient des grandes jambes congelées pieds en l'air avec une indication sur une planche de bois clouée sur celle-ci. Le gros doigt de pied était pointé vers où se diriger. Puis il revoyait le même endroit au printemps avec un enchevêtrement de guibolles dégelées les unes sur les autres! Les loups à proximité.

 

-Scier des jambes devenait pour lui une obsession tellement forte qu'il lui en fallait plusieurs en matinée   et, sans changer son tablier ensanglanté, autant l'après-midi. Jason coupait les jambes à tous les patients qui arrivaient aux urgences expliquant que lui le professeur des amputations, savait ce qu'il avait à faire pour soigner les malades... Quant on ne pouvait plus entrer dans la morgue de l'hôpital pour cause de trop de jambes empilées, raidies par le gel et comme des  gros jambons allongés aux bouts des esses comme chez le boucher et des murets de guibolles gardées au frais par des tonnes de glace dans le jardin, enfin le directeur de l'établissement sanitaire réagit.

 

-Un jour, de très bonne heure,  accompagné de quelques  brancardiers costauds, le dirigeant s'habilla en médecin avec blouse et masque réglementaires sans oublier la charlotte. Aussitôt que le "Grand Professeur Jason" arriva dans la salle d'opération, on s'empara de lui. Il fut couché manu-militari sur la table d'opération et le directeur commença alors par lui scier la jambe de bois que son père avait confectionnée après son accident. Puis il passa à l'autre jambe encore valide et la douleur de l'amputation, en morceaux de vingt centimètres de long, devint plus douloureuse.  Pitié cria-t-il! Pas de pitié fut la réponse!  C'est au moment où la tronçonneuse s'attaqua au cou que Jason se réveilla  avec un grand cri et trempé de sueur!

 

Satan, qui lui avait suggéré de s'en prendre aussi aux têtes de ses malades, d'en couper autant que de jambes, disparut de son cerveau avec ses conseils macabres dès que Jason eut repris conscience. Il s'imagina que les combats que son ange gardien avait dû livrer contre Lucifer n'avaient pas été de tout repos. Dans sa tête, toujours légèrement embuée, il voyait les armées du bien contre les armées du mal s'affronter sans pitié. Qui allait emporter la bataille ? Peut-être le saura-t-il après ? Après que le bruit de la tronçonneuse qui avait entamé la peau de son cou et continuait à s'enfoncer, se serait définitivement tue.

 

 

LA FOLIE D'UN SEUL HOMME

PEUT MENER A LA FOLIE BEAUCOUP D'AUTRES.

 

 

* maudit est un qualificatif très utilisé au Canada francophone pour tout ce qui est mauvais ou dérangeant; maudite voiture qui ne veut démarrer, maudit aubergiste ayant servi le vin blanc pas assez frais, etc. Maudite tronçonneuse...

 

 

 

 

 

 

Le Colvert, Baudienville, octobre 2020.

© Stéphane BERTRAND. Les contes du Colvert.

 

 

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  • Les Contes du Colvert racontent de belles histoires aux enfants jeunes et moins jeunes que l'on peut leur lire le soir avant de s'endormir car: "Les canards comme les paroles s'envolent. Seul les contes du colvert résistent au temps."
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