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Les Contes du Colvert
18 juin 2017

ANKAÏ, LA SORCIERE.

LES CONTES DU COLVERT

par Stéphane BERTRAND

NOUVELLE SERIE

 

 

 

N°15NS

 

ANKAÏ, LA SORCIERE.

 

Son balai avait plus d'un million de kilomètres au compteur et avait perdu quelques longs poils de paille à l'arrière. Le manche, un peu usé, avait des marques de collisions mais était encore très solide et confortable malgré ses éraflures. En effet, Ankaï avait parcouru le monde pendant des siècles et cherchait maintenant un endroit où se fixer. Les sabbats qui duraient trois jours et trois nuits, les repas à base d'enfants rôtis à la broche, pas toujours cuits à point, la plupart du temps sans piment ni légumes, les coupes de jus de racines assaisonné de venin de serpents, de tout cela, Ankaï en  avait marre. La musique trop forte, les sacrifices rituels suivis d'une dégustation d'un bol de sang encore chaud aromatisé à la poudre d'écailles de poisson-lune ne l'amusaient plus. Se fixer et recommencer à préparer ses bocaux de vipères au vinaigre, de crapauds bien gras à l'huile d'olive, de scorpions juste grillés avec le jus des racines de plantes venimeuses et de champignons mortels pour les humains, était maintenant son but. Voilà ce que Ankaï voulait. Ses copines, qu'elle s'était faites en voyageant, de quelques siècles plus jeunes qu'elle, se moquaient: "Mais t'as pas encore l'âge de la retraite! Sorcière c'est un boulot à plein temps! Six heures de repos et dix huit heures de travail par jour et pour bien plus longtemps que 62 ans! Et toi tu veux te retirer au bout de 8 siècles pour préparer tes conserves et bocaux stérilisés pour tes vieux jours!"

C'était vrai. Ankaï rêvait d'un chaudron suspendu dans la cheminée pour avoir à tout moment de la soupe chaude. Et quelle soupe! Des bulbes de narcisses fondant sous ses quelques vieilles dents survivantes et nageant dans un jus de feuilles de lierre, d'orties et de mûriers, de bambous hachées fin.  Pour corser le tout, quelques pinces de scorpions et des rondelles de couleuvres revenues à l'huile usagée de son balai. Hum, quel  régal! Quand elle y pensait, sa salive se frayait un chemin entre les commissures de ses lèvres ridées et coulait doucement de son menton poilu  parsemé de verrues, puis sur son tricot qui en avait vu d'autres! En cherchant bien, en y regardant de plus près, ce n'était plus un gilet mais la carte d'un grand restaurant pour esprits malicieux et sorcières. Et bien sûr son chat noir aux yeux d'or, sur les genoux, qui  goûtait à tout, en donnant quelques coups de langue sur cette palette aux remugles bizarres qui avaient fui  la bouche d'Ankaï.

L'agence immobilière, spécialisée dans l'habitat pour sorcières, a fini par contacter Ankaï. On lui proposa finalement, après plusieurs refus de sa part, une petite maison en pierres, recouverte de lierre et dont seule la cheminée dépassait de la verdure. Aussitôt installée, Ankaï fit le grand ménage à l'envers en jetant un sort à la propreté   qui n'avait plus le droit de pénétrer dans sa nouvelle demeure. Vivent poussière et saletés! Et bien sûr elle ne toucha pas à ses petites chéries les araignées qui tissaient leur toile où bon leur semblait. Elle y installa, de la même manière, les étagères pour ses futurs bocaux stérilisés, une table à trois pieds recouverte d'une toile cirée bien crade et des chaises bancales, une grande armoire pour son balai et sa réserve d'huile et de carburant, sans oublier, une superbe crémaillère rouillée et son chaudron en cuivre tacheté de vert-de-gris  dans la cheminée.

Puis Ankaï sortit, fit le tour de sa maison en libérant, de son index pointé, ses autres souhaits. Là un gros tas de bois! Aussitôt dit une montagne de bûches bien sèches fit son apparition. Là un hangar qui abritera ses élevages de crapauds, tarentules velues, souris, cafards, scorpions, rats  serpents et, pendues par leurs pattes, aux poutres du plafond, une armée de chauve-souris grimaçantes. Ici une table de jardin déjà un peu moisie et ses banquettes sans oublier un parasol troué pour laisser passer les rayons de lune. Plus loin une source d'où coulait immédiatement une eau fraîche et translucide qui, en tournant le robinet, se transformait en eau boueuse, la préférée d'Ankaï, polluée par des microbes et des sangsues. Sur le toit des nids pour corneilles et corbeaux, ses oiseaux préférés.  Et pour finir une serre dans laquelle pousseraient orties et ronces, champignons vénéneux et pommes empoisonnées. Satisfaite d'elle même,  Ankaï rentra chez elle, ferma à double tour sa porte, se coucha après une bonne soupe bien épaisse de têtards et de vers de terre, gratinée aux carapaces de cafards et un nuage de bave de requin. Le ballet quotidien de chauve-souris au dessus de son lit lui servait de somnifère. Et pour la première fois elle ne rêva pas, ni aux voyages faits, ni au nombre d'enfants sages à qui elle avait fait, en riant beaucoup, une très grande peur.

A son réveil, pour terminer son installation dans sa nouvelle maison, Ankaï demanda aux esprits de peindre les pièces, plafonds compris, en une belle couleur bleue nuit. Pour la touche finale elle commanda une pluie d'étoiles qui, en plus de leur rôle ornemental, lui serviraient d'éclairage. Pas d'ampoules à changer! On a beau être une sorcière, on peut aussi apprécier  son confort! Toutes ne vivent pas forcément dans des châteaux qu'elles hantent en compagnie de leurs copains les fantômes, où il fait froid et où le seul bruit est celui d'un concert de grosses et lourdes chaînes d'acier qui s'entrechoquent, entrecoupé, à intervalles réguliers, par les hurlements des âmes enfermées dans les oubliettes; comme une horloge un peu folle et pas très précise, sans gong.

Les étagères se remplissaient de bocaux, stérilisés en un clin d'œil, et de conserves de tout ce qu'elle aimait. Il y avait là aussi un vieux sac en bure rempli de viande de nains de jardin séchée. Ankaï la sorcière s'encroûtait chez elle et n'avait plus aucune vie sociale. Se rendant compte de cet enfermement,  par elle-même voulu, elle se secoua, sortit son balai du placard et, une fois le plein fait, partit faire un tour en ville.

Invisible aux humains, Ankaï sur son bâton-balai, parcourut les rues, s'attarda devant l'école maternelle en salivant un peu, regarda les vitrines et sans se faire remarquer slaloma dans les allées du "Grand Magasin". Chez un antiquaire elle subtilisa une magnifique chouette empaillée à qui, une fois rentrée à la maison, elle  redonna la vie. L'oiseau nocturne fut si content et reconnaissant, que de lui même, il se nomma gardien en chef du domaine d'Ankaï malgré la meute de loups féroces qui y faisaient déjà régner l'ordre.

Un jour qu'Ankaï était confortablement assise dans son jardin en triant les araignées, les grosses pour faire des brochettes, les petites pour une purée, mélangées avec de l'ortie, lui vint une idée! Enlever un enfant devenait trop facile, lui faire peur n'était plus très rigolo mais...embêter ses propres consœurs et collègues sorcières lui apparaissait soudain comme une occupation future très distrayante.

Aussitôt qu'elle eut réfléchi à la question, Ankaï se mit à explorer tous les endroits de la ville où on avait signalé une sorcière. Car pour faire peur, cette dernière  devait bien se faire voir momentanément et donc renoncer  à son invisibilité naturelle. Ankaï se cachait    derrière les arbres du parc, dans un coin de rue, à l'entrée d'une maison et aussitôt qu'elle apercevait une de ses collègues à l'affût de sa proie, elle bondissait sur l'enfant que sa consœur convoitait  pour lui faire une horrible grimace. Le gamin effrayé se sauvait alors très vite et échappait ainsi à un sort peu enviable en échange d'une nuit de cauchemars. L'autre, la sorcière flouée de son déjeuner, se mettait très en colère et tentait de jeter toute sorte de sorts à Ankaï. Mais celle-ci avait prévu cette réaction et avait mis en place son bouclier anti-malheurs. Les sorts y  ricochaient et retournaient à l'envoyeur.

Un jour, surveillant une petite fille qui jouait dans l'herbe,  guettant en même temps sa consœur sorcière qui s'apprêtait à enlever cette gamine, Ankaï s'avança un peu plus que d'habitude hors des fourrés. Le gardien du parc la vit et effrayé par sa laideur et son chapeau noir pointu, cria très fort tout en faisant demi-tour pour se sauver. Ankaï lui envoya son balai en pilotage automatique pour l'arrêter. Elle s'approcha doucement de lui cachant son visage derrière son foulard et lui expliqua ce qu'elle faisait là. La petite fille avait rejoint sa maman et avait été, du coup , sauvée par le cri du gardien au lieu de la grimace d'Ankaï. C'était le principal.

"Asseyons nous" dit Ankaï au gardien du parc. "Je vais vous conter la raison de ma présence ici." Et elle lui raconta toute son histoire, son ras-le-bol des fêtes et   d'enlever des enfants pour en faire des conserves pour l'hiver  mais pour faire la nique aux autres monstres et en rire bien fort.  Quand elle eut fini, le surveillant voulut lui faire une bise pour la remercier. Il s'est retenu à la dernière seconde et a fui devant la laideur de son visage et sa très mauvaise haleine. Néanmoins il fit placarder un avis à toutes les entrées du jardin public disant qu'Ankaï était là pour sauver les enfants des autres sorcières et non pour leur faire du mal.

Surmontant leur dégout devant sa figure bien moche, les enfants finirent, très vite, par  jouer sous la protection d'Ankaï et même de danser et faire la ronde avec elle. Parfois elle leur faisait faire un tour sur son balai au désespoir du manège installé un peu plus loin. L'habitude venant, certains parents rassurés par sa présence, lui confiaient leurs bambins le temps d'aller faire une course. Plus aucun enfant ne disparaissait, ni du parc ni du village. Ankaï était devenue la "baby sitter", la gardienne, la nounou officielle  des petits garçons et filles de sa ville.

 

 

DE SORCIERE ELLE EST DEVENUE FEE

APRES LE MAL, C'EST DU BIEN QU'ELLE ETAIT ASSOIFFEE.

 

 

 

Le Colvert, Baudienville, Juin 2017.

 

 

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  • Les Contes du Colvert racontent de belles histoires aux enfants jeunes et moins jeunes que l'on peut leur lire le soir avant de s'endormir car: "Les canards comme les paroles s'envolent. Seul les contes du colvert résistent au temps."
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