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Les Contes du Colvert
19 février 2020

LES TROIS CHEVRES.

LES LEGENDES DU COLVERT

 

 

Par Stéphane BERTRAND

 

 

Les légendes du Colvert défient le temps.

Ecoute! Elles nous arrivent avec le vent.

 

 

 

 

N° 07L

 

 

LES TROIS CHEVRES.

 

 

 

Il était une fois un jeune homme, pauvre et orphelin, nommé Ruben. Il errait sans but précis pour trouver de quoi manger, par une belle journée ensoleillée entre les chalands sur  la très grande place du marché central de la ville de Samarkand. La place était entourée de palais et d'édifices religieux aux coupoles recouvertes de tuiles bleues. Les portails et fenêtres étaient décorés de millions de mosaïques d'un bleu aussi profond que celui du ciel céruléen. La ville n'était appelée que la "ville bleue" par les marchands, qui depuis des millénaires, parcouraient la Route de la Soie, qui mène d'Occident en Asie, et se retrouvaient régulièrement là pour commercer. Animaux vivants de toutes tailles - du dromadaire au perroquet - , vaisselle bleue "Ming" de Chine, tissus multicolores d'Afrique, meubles en bois de cèdre du Liban, tapis persans, livres rapportant les exploits imaginaires de tant de héros, fruits et légumes exotiques, étaient présentés joliment arrangés et proclamés les meilleurs et les plus frais aux visiteurs par les marchands en tenue de leur pays d'origine. Plus loin un menuisier agile proposait des moucharabiehs sur mesure. C'était le centre mondial du commerce et du mélange pacifique de toutes les religions et cultures. Quant au bruit assourdissant et la poussière aveuglante qui y régnaient, eux seuls étaient gratuits!

 

L'attention de Ruben fut attirée par un homme qui maniait avec une dextérité remarquable et très rapidement, trois gobelets retournés où, sous un seul, il cachait à la vue des badauds un dé. "Sous lequel est caché le dé" demandait-il tout en continuant son manège. Parmi les personnes présentes  très peu trouvaient la bonne réponse après avoir payé une participation avant de parier. Ruben observa le jeu pendant quelques minutes, relevant des similitudes entre les parties et les gestes, puis une fois sûr de son coup, il s'avança posa sur la petite table tout ce qu'il lui restait d'argent  et désigna le gobelet qui recouvrait le dé. Celui qui proposait le jeu, blêmit un court instant et dévoila le dé. Gagné! Ruben repartait avec quatre jeunes et belles chèvres. Le marchand fit encore plus de bruit à propos du gagnant et du lot, attirant ainsi encore plus de monde  autour de son petit étal aux couleurs un peu passées.

 

Ruben s'éloigna suivi de ses biquettes qui trottaient derrière lui comme s'il avait toujours été leur berger. Trois d'entre elles, blanches et grises, marchaient collées les unes aux autres et la quatrième au poil marron et blanc, gambadait autour d'eux essayant de profiter de chaque rare brin d'herbe rencontré en chemin. Quatre chèvres c'est formidable pour un pauvre garçon comme moi pensa Ruben mais qu'en faire? Il se décida alors à en vendre une et l'acheteur jeta son dévolu sur celle au pelage où le marron dominait. Avec l'argent récolté il avait largement de quoi vivre quelques mois et ensuite, il se nourrirait de lait et de fromages que lui procureraient les trois autres. Sur la route du retour les trois animaux qu'il avait gardés avançaient près de leur nouveau maître en se frottant à lui et donnant des petits coups de leur front et leurs cornes, comme des caresses maladroites, aux jambes du jeune homme. Ruben rentra dans leur jeu en les flattant de ses mains jusqu'au moment où la plus grande d'entre elles, le regardant avec ses beaux yeux aux cils noirs, lui murmura:

 

"Bonjour gentil garçon! Nous sommes trois  soeurs et princesses du royaume de Maridanjarah dont notre père est le maharadjah. Nous avons été enlevées par le terrible Taryk qui, devant notre refus de faire partie de son harem, nous a transformées en bovidés. Si avant la fin de l'année tu ne nous a pas délivrées de notre sort nous mourrons éventrées à l'étal d'un boucher au marché à viande de Samarkand!"

 

Surpris d'entendre une cabre parler le language des humains, puis d'entendre l'effrayante histoire de ces trois princesses, Ruben décida de rentrer très vite chez lui pour réfléchir à la manière dont il pourrait les aider. Avant d'arriver à sa modeste maison, la chevrette qui lui avait parlé auparavant lui dit encore: "Attends toi à trouver quelques changements à ta demeure. Nous n'avons heureusement rien perdu de nos pouvoirs magiques!" Avec ses soeurs elle entreprit alors une petite course pour arriver au plus vite tout en invitant Ruben à se joindre à elles.

 

Si ses chèvres n'étaient pas entrées les premières le garçon aurait continué son chemin et n'aurait jamais osé franchir le seuil d'une si belle maison. La propriété était entourée d'un joli petit mur aux belles pierres apparentes et plantée de jeunes cyprès argentés. Au milieu de la cour une fontaine déversait son eau bienfaisante,  si rare dans cette région, en un harmonieux murmure. Quant à la maison elle même, elle s'élevait sur deux étages derrière une rangée de colonnes de marbre rose de Karnak en Egypte et son toit brillait de milliers de tuiles et mosaïques bleues. Un domestique s'inclina devant Ruben et l'invita à entrer lui souhaitant longue vie et la bienvenue dans son nouveau chez-lui. Les trois chevrettes, quant à elles, visitaient la maison en sautillonnant d'une pièce à l'autre comme si chacune choisissait sa chambre pour le moment où elles redeviendraient humaines.

 

Le domestique enturbanné portait sur celui-ci un très beau saphir et il pria son nouveau maître de venir se rafraichir et calmer sa faim devant une table garnie des mets les plus fins et les vins les meilleurs. Une fois rassasié, Ruben demanda aux trois chèvres de venir et alla s'enfermer avec ses princesses, encore à quatre pattes, dans un petit salon aux divans moelleux. Il leur demanda alors comment faire pour les aider à reprendre figure humaine et quitter leur condition de caprin.

 

"Ce sera difficile et dangereux à la fois," reprit celle des chèvres qui semblait être l'aînée des trois et qui s'était adressée à lui auparavant. Elle lui raconta ensuite la mission qu'avait à mener à bien celui qui les sauverait de leur triste état. Ruben leur déclara que ce serait lui et nul autre. Il se sentait assez fort pour cela et que seul la mort pourrait l'empêcher de tenir parole! Puis il les écouta attentivement:

 

"Il faudra que tu rejoignes le pays de Taryk, situé au delà des mers, t'introduire dans son château gardé par des centaines de soldats féroces, grimper tout en haut du donjon défendu par des serpents à la morsure venimeuse, décrocher du plafond trois touffes d'herbe aspergées du contrepoison que nous devrons mâcher une nuit toute entière avant de reprendre figure humaine au petit matin. C'est pour cela que le grand saladier du buffet est rempli de pièces d'or et d'argent,  de pierres précieuses si belles qu'aucun humain ne résistera à l'envie de les posséder. Dans le meuble tu trouveras les cartes nécessaires à ton voyage et dans ta penderie tous les vêtements qui feront de toi un chevalier vaillant et sans peur!"

 

Le jour de son départ, fixé au troisième jour après la pleine lune, c'est à dire une semaine plus tard, les trois chevrettes firent une belle fête à Ruben, vérifièrent qu'il n'avait rien oublié et avec leurs gueules tirèrent sur un pli par-ci un pan de chemise par-là afin de lui donner noble figure. Lui, qui n'avait connu que haillons et vestes déchirés n'avait jamais eu tant de mal pour s'habiller! Au final, un sabre recourbé au côté et  devant un grand miroir entouré de rubis, il se trouva "pas mal"!

 

Et Ruben partit pour affronter tous les dangers du monde, au risque de sa vie! Et tout cela pour délivrer trois chevrettes,  inconnues  il y a encore quelques heures, du sort qu'on leur avait jeté !

 

Avant d'arriver au port il avait repoussé une attaque de trois bandits qui voulaient le détrousser. Son sabre fit merveille et  trois têtes roulèrent dans le sable. Le  capitaine du premier bateau auquel il s'adressa voulut le soulager de beaucoup trop d'argent pour un voyage ne devant durer que quelques mois; le second fit naufrage  quelques jours après avoir levé l'ancre suite à la rencontre avec une galiote pirate. Quant au radeau de fortune sur lequel Ruben dérivait maintenant au gré des vagues et du vent, il mit très longtemps avant de le rejeter, fatigué et affamé, sur le rivage grâce à un courant marin favorable. Un peu de repos et il se mit en route avec un arrêt à la première gargote sur son chemin. Devant le peu de bavardages et des visages aux yeux apeurés des autres clients, Ruben comprit qu'il était arrivé malgré tout dans le  pays qu'il cherchait, celui du tyran Taryk. Demandant son chemin vers le château il ne reçut aucune réponse et les gens s'enfuirent en courant. Il continua sa route et bientôt les tourelles du château devinrent visibles à l'horizon. Ruben ne rencontra que peu de résistance autour de l'immense bâtisse et parvint à se faufiler entre gardes et personnel qui le prenaient pour un invité, grâce à sa prestance. L'entrée du donjon et de son escalier à hautes marches de pierres était dissimulé derrière de splendides tapisseries. La porte grinça un peu sur ses gonds mais personne ne se montra suite à ce petit bruit. Au premier palier Ruben entrevit deux cobras plus endormis qu'une sentinelle humaine. Aux étages suivants le spectacle était le même et aux ventres dilatés de ces reptiles, Ruben comprit que leur repas avait eu lieu peu de temps avant et qu'ils étaient tous endormis pour une sieste digestive. Tout en haut, en poussant la dernière porte, là où l'escalier se terminait, il pénétra avec précaution dans la pièce, sabre dégainé. Taryk s'y trouvait, à genoux, pleurant ces jolies princesses qu'il avait transformées en chèvres. Ruben repéra les trois bouquets de thym suspendus à une poutre du plafond, trancha la tête du tyran et repartit très vite non sans avoir jeté cette dernière par une meurtrière. Quand il arriva en bas, serviteurs et gardes du château l'acclamèrent pour les avoir délivrés de Taryk le tyran. Et c'est sous des palmes agitées pour lui donner un peu d'air frais et des chants de remerciements et de louanges que Ruben regagna le port à la recherche d'un navire pour rentrer à Samarkand. Le capitaine l'invita à son bord et l'installa dans sa propre cabine où un flibustier à jambe de bois lui apporta régulièrement du bon vin blanc directement tiré du fût en cale. A part une légère canonnade face à un autre navire, le voyage se poursuivit agréablement. Puis un jour les toits bleus de la ville de Ruben se mirèrent dans un halo voilé mi-ciel mi-eau et leur couleur se mélangeait au bleu de l'océan.

 

Mon retour sera une jolie surprise pour mes biquettes pensa Ruben. Il avait hâte d'arriver chez lui. Un arc de triomphe  fleuri l'attendait, son majordome le salua respectueusement et les trois jeunes  chèvres lui firent une fête qui ne fut interrompue  que tard le soir au moment pour elles de se retirer chacune avec son bouquet d'herbes. Ruben, fatigué de son long voyage, regagna lui aussi sa chambre et malgré l'impatience et la curiosité du lendemain matin, s'endormit vite et profondément.

 

C'est un chant cristallin et très mélodieux qui réveilla Ruben. Très vite, après une toilette sommaire, il s'habilla s'étant aspergé d'eau de bois de santal et descendit au rez-de-chaussée de sa belle demeure. La table était mise. La théière fumait et dattes et figues étaient joliment disposées sur un plat d'argent. Le serviteur de Ruben le pria de prendre place, le chant avait cessé et puis il se dirigea vers la grande porte pour ouvrir le double battant. Et là... Ruben resta sans voix et n'en crut pas ses yeux. Une magnifique fille à la chevelure rousse flamboyante entra flanquée de deux jeunes filles, une blonde et l'autre brune. Toutes les trois étaient habillées de robes splendides cousues de fil d'or et portaient des bijoux merveilleux aux éclats scintillants. Elles s'approchèrent de Ruben, se mirent à genoux pour le remercier d'avoir, par sa bravoure, fait s'envoler une fois pour toutes l'abominable sort que feu le tyran leur avait jeté. Ruben ne pouvait pas quitter de son regard les trois princesses qui lui dirent s'appeler Anjali pour l'aînée et Divya et Makima pour les jumelles. Anjali lui déclara qu'elle l'épouserait, s'il était d'accord, comme son père en avait fait la promesse. Comment refuser?

 

La caravane, composée d'un grand nombre d'éléphants, de centaines de dromadaires et d'autant de chevaux, en provenance de Maridanjarah, traversa avec grand bruit et sous les regards émerveillés de la foule, la "ville bleue". Sous son arc de fleurs, Ruben et sa fiancée ainsi que les petites soeurs attendaient le maharadjah et son épouse. Et ce fut un très beau moment de retrouvailles entre parents et filles. Ruben reçut immédiatement après ces effusions, un lourd collier d'or le faisant ainsi haut dignitaire, intouchable, de Maridanjarah. Les préparatifs du mariage furent menés rapidement et la fête fut inoubliable. Elle dura longtemps. La légende veut que ce fut mille plus une nuit!

 

 

 

°°°°°°°°°°°°

 

 

De derrière un petit muret me parviennent quelques notes frottées d'une "esraj*". J'ai cru comprendre quelques mots du chant qui accompagnait le son aigre de l'instrument. Ils disaient, je crois :

 

 

"Samarkand, ville aux toits bleus,

Tuiles cuites au feu.

Mille enfants heureux,

Et feux joyeux!"

 

 

 

°°°°°°°°°°°°

 

 

 

 

* L'Esraj est un instrument à cordes frottées que l'on peut comparer à une vièle.

 

 

 

 

 

 

 

Le Colvert, Baudienville, Février 2019.

© Stéphane Bertrand/mai 2019.

 

 

 

LES LEGENDES DU COLVERT

 

 

Par Stéphane BERTRAND

 

 

Les légendes du Colvert défient le temps.

Ecoute! Elles nous arrivent avec le vent.

 

 

 

 

N° 07L

 

 

LES TROIS CHEVRES.

 

 

 

Il était une fois un jeune homme, pauvre et orphelin, nommé Ruben. Il errait sans but précis pour trouver de quoi manger, par une belle journée ensoleillée entre les chalands sur  la très grande place du marché central de la ville de Samarkand. La place était entourée de palais et d'édifices religieux aux coupoles recouvertes de tuiles bleues. Les portails et fenêtres étaient décorés de millions de mosaïques d'un bleu aussi profond que celui du ciel céruléen. La ville n'était appelée que la "ville bleue" par les marchands, qui depuis des millénaires, parcouraient la Route de la Soie, qui mène d'Occident en Asie, et se retrouvaient régulièrement là pour commercer. Animaux vivants de toutes tailles - du dromadaire au perroquet - , vaisselle bleue "Ming" de Chine, tissus multicolores d'Afrique, meubles en bois de cèdre du Liban, tapis persans, livres rapportant les exploits imaginaires de tant de héros, fruits et légumes exotiques, étaient présentés joliment arrangés et proclamés les meilleurs et les plus frais aux visiteurs par les marchands en tenue de leur pays d'origine. Plus loin un menuisier agile proposait des moucharabiehs sur mesure. C'était le centre mondial du commerce et du mélange pacifique de toutes les religions et cultures. Quant au bruit assourdissant et la poussière aveuglante qui y régnaient, eux seuls étaient gratuits!

 

L'attention de Ruben fut attirée par un homme qui maniait avec une dextérité remarquable et très rapidement, trois gobelets retournés où, sous un seul, il cachait à la vue des badauds un dé. "Sous lequel est caché le dé" demandait-il tout en continuant son manège. Parmi les personnes présentes  très peu trouvaient la bonne réponse après avoir payé une participation avant de parier. Ruben observa le jeu pendant quelques minutes, relevant des similitudes entre les parties et les gestes, puis une fois sûr de son coup, il s'avança posa sur la petite table tout ce qu'il lui restait d'argent  et désigna le gobelet qui recouvrait le dé. Celui qui proposait le jeu, blêmit un court instant et dévoila le dé. Gagné! Ruben repartait avec quatre jeunes et belles chèvres. Le marchand fit encore plus de bruit à propos du gagnant et du lot, attirant ainsi encore plus de monde  autour de son petit étal aux couleurs un peu passées.

 

Ruben s'éloigna suivi de ses biquettes qui trottaient derrière lui comme s'il avait toujours été leur berger. Trois d'entre elles, blanches et grises, marchaient collées les unes aux autres et la quatrième au poil marron et blanc, gambadait autour d'eux essayant de profiter de chaque rare brin d'herbe rencontré en chemin. Quatre chèvres c'est formidable pour un pauvre garçon comme moi pensa Ruben mais qu'en faire? Il se décida alors à en vendre une et l'acheteur jeta son dévolu sur celle au pelage où le marron dominait. Avec l'argent récolté il avait largement de quoi vivre quelques mois et ensuite, il se nourrirait de lait et de fromages que lui procureraient les trois autres. Sur la route du retour les trois animaux qu'il avait gardés avançaient près de leur nouveau maître en se frottant à lui et donnant des petits coups de leur front et leurs cornes, comme des caresses maladroites, aux jambes du jeune homme. Ruben rentra dans leur jeu en les flattant de ses mains jusqu'au moment où la plus grande d'entre elles, le regardant avec ses beaux yeux aux cils noirs, lui murmura:

 

"Bonjour gentil garçon! Nous sommes trois  soeurs et princesses du royaume de Maridanjarah dont notre père est le maharadjah. Nous avons été enlevées par le terrible Taryk qui, devant notre refus de faire partie de son harem, nous a transformées en bovidés. Si avant la fin de l'année tu ne nous a pas délivrées de notre sort nous mourrons éventrées à l'étal d'un boucher au marché à viande de Samarkand!"

 

Surpris d'entendre une cabre parler le language des humains, puis d'entendre l'effrayante histoire de ces trois princesses, Ruben décida de rentrer très vite chez lui pour réfléchir à la manière dont il pourrait les aider. Avant d'arriver à sa modeste maison, la chevrette qui lui avait parlé auparavant lui dit encore: "Attends toi à trouver quelques changements à ta demeure. Nous n'avons heureusement rien perdu de nos pouvoirs magiques!" Avec ses soeurs elle entreprit alors une petite course pour arriver au plus vite tout en invitant Ruben à se joindre à elles.

 

Si ses chèvres n'étaient pas entrées les premières le garçon aurait continué son chemin et n'aurait jamais osé franchir le seuil d'une si belle maison. La propriété était entourée d'un joli petit mur aux belles pierres apparentes et plantée de jeunes cyprès argentés. Au milieu de la cour une fontaine déversait son eau bienfaisante,  si rare dans cette région, en un harmonieux murmure. Quant à la maison elle même, elle s'élevait sur deux étages derrière une rangée de colonnes de marbre rose de Karnak en Egypte et son toit brillait de milliers de tuiles et mosaïques bleues. Un domestique s'inclina devant Ruben et l'invita à entrer lui souhaitant longue vie et la bienvenue dans son nouveau chez-lui. Les trois chevrettes, quant à elles, visitaient la maison en sautillonnant d'une pièce à l'autre comme si chacune choisissait sa chambre pour le moment où elles redeviendraient humaines.

 

Le domestique enturbanné portait sur celui-ci un très beau saphir et il pria son nouveau maître de venir se rafraichir et calmer sa faim devant une table garnie des mets les plus fins et les vins les meilleurs. Une fois rassasié, Ruben demanda aux trois chèvres de venir et alla s'enfermer avec ses princesses, encore à quatre pattes, dans un petit salon aux divans moelleux. Il leur demanda alors comment faire pour les aider à reprendre figure humaine et quitter leur condition de caprin.

 

"Ce sera difficile et dangereux à la fois," reprit celle des chèvres qui semblait être l'aînée des trois et qui s'était adressée à lui auparavant. Elle lui raconta ensuite la mission qu'avait à mener à bien celui qui les sauverait de leur triste état. Ruben leur déclara que ce serait lui et nul autre. Il se sentait assez fort pour cela et que seul la mort pourrait l'empêcher de tenir parole! Puis il les écouta attentivement:

 

"Il faudra que tu rejoignes le pays de Taryk, situé au delà des mers, t'introduire dans son château gardé par des centaines de soldats féroces, grimper tout en haut du donjon défendu par des serpents à la morsure venimeuse, décrocher du plafond trois touffes d'herbe aspergées du contrepoison que nous devrons mâcher une nuit toute entière avant de reprendre figure humaine au petit matin. C'est pour cela que le grand saladier du buffet est rempli de pièces d'or et d'argent,  de pierres précieuses si belles qu'aucun humain ne résistera à l'envie de les posséder. Dans le meuble tu trouveras les cartes nécessaires à ton voyage et dans ta penderie tous les vêtements qui feront de toi un chevalier vaillant et sans peur!"

 

Le jour de son départ, fixé au troisième jour après la pleine lune, c'est à dire une semaine plus tard, les trois chevrettes firent une belle fête à Ruben, vérifièrent qu'il n'avait rien oublié et avec leurs gueules tirèrent sur un pli par-ci un pan de chemise par-là afin de lui donner noble figure. Lui, qui n'avait connu que haillons et vestes déchirés n'avait jamais eu tant de mal pour s'habiller! Au final, un sabre recourbé au côté et  devant un grand miroir entouré de rubis, il se trouva "pas mal"!

 

Et Ruben partit pour affronter tous les dangers du monde, au risque de sa vie! Et tout cela pour délivrer trois chevrettes,  inconnues  il y a encore quelques heures, du sort qu'on leur avait jeté !

 

Avant d'arriver au port il avait repoussé une attaque de trois bandits qui voulaient le détrousser. Son sabre fit merveille et  trois têtes roulèrent dans le sable. Le  capitaine du premier bateau auquel il s'adressa voulut le soulager de beaucoup trop d'argent pour un voyage ne devant durer que quelques mois; le second fit naufrage  quelques jours après avoir levé l'ancre suite à la rencontre avec une galiote pirate. Quant au radeau de fortune sur lequel Ruben dérivait maintenant au gré des vagues et du vent, il mit très longtemps avant de le rejeter, fatigué et affamé, sur le rivage grâce à un courant marin favorable. Un peu de repos et il se mit en route avec un arrêt à la première gargote sur son chemin. Devant le peu de bavardages et des visages aux yeux apeurés des autres clients, Ruben comprit qu'il était arrivé malgré tout dans le  pays qu'il cherchait, celui du tyran Taryk. Demandant son chemin vers le château il ne reçut aucune réponse et les gens s'enfuirent en courant. Il continua sa route et bientôt les tourelles du château devinrent visibles à l'horizon. Ruben ne rencontra que peu de résistance autour de l'immense bâtisse et parvint à se faufiler entre gardes et personnel qui le prenaient pour un invité, grâce à sa prestance. L'entrée du donjon et de son escalier à hautes marches de pierres était dissimulé derrière de splendides tapisseries. La porte grinça un peu sur ses gonds mais personne ne se montra suite à ce petit bruit. Au premier palier Ruben entrevit deux cobras plus endormis qu'une sentinelle humaine. Aux étages suivants le spectacle était le même et aux ventres dilatés de ces reptiles, Ruben comprit que leur repas avait eu lieu peu de temps avant et qu'ils étaient tous endormis pour une sieste digestive. Tout en haut, en poussant la dernière porte, là où l'escalier se terminait, il pénétra avec précaution dans la pièce, sabre dégainé. Taryk s'y trouvait, à genoux, pleurant ces jolies princesses qu'il avait transformées en chèvres. Ruben repéra les trois bouquets de thym suspendus à une poutre du plafond, trancha la tête du tyran et repartit très vite non sans avoir jeté cette dernière par une meurtrière. Quand il arriva en bas, serviteurs et gardes du château l'acclamèrent pour les avoir délivrés de Taryk le tyran. Et c'est sous des palmes agitées pour lui donner un peu d'air frais et des chants de remerciements et de louanges que Ruben regagna le port à la recherche d'un navire pour rentrer à Samarkand. Le capitaine l'invita à son bord et l'installa dans sa propre cabine où un flibustier à jambe de bois lui apporta régulièrement du bon vin blanc directement tiré du fût en cale. A part une légère canonnade face à un autre navire, le voyage se poursuivit agréablement. Puis un jour les toits bleus de la ville de Ruben se mirèrent dans un halo voilé mi-ciel mi-eau et leur couleur se mélangeait au bleu de l'océan.

 

Mon retour sera une jolie surprise pour mes biquettes pensa Ruben. Il avait hâte d'arriver chez lui. Un arc de triomphe  fleuri l'attendait, son majordome le salua respectueusement et les trois jeunes  chèvres lui firent une fête qui ne fut interrompue  que tard le soir au moment pour elles de se retirer chacune avec son bouquet d'herbes. Ruben, fatigué de son long voyage, regagna lui aussi sa chambre et malgré l'impatience et la curiosité du lendemain matin, s'endormit vite et profondément.

 

C'est un chant cristallin et très mélodieux qui réveilla Ruben. Très vite, après une toilette sommaire, il s'habilla s'étant aspergé d'eau de bois de santal et descendit au rez-de-chaussée de sa belle demeure. La table était mise. La théière fumait et dattes et figues étaient joliment disposées sur un plat d'argent. Le serviteur de Ruben le pria de prendre place, le chant avait cessé et puis il se dirigea vers la grande porte pour ouvrir le double battant. Et là... Ruben resta sans voix et n'en crut pas ses yeux. Une magnifique fille à la chevelure rousse flamboyante entra flanquée de deux jeunes filles, une blonde et l'autre brune. Toutes les trois étaient habillées de robes splendides cousues de fil d'or et portaient des bijoux merveilleux aux éclats scintillants. Elles s'approchèrent de Ruben, se mirent à genoux pour le remercier d'avoir, par sa bravoure, fait s'envoler une fois pour toutes l'abominable sort que feu le tyran leur avait jeté. Ruben ne pouvait pas quitter de son regard les trois princesses qui lui dirent s'appeler Anjali pour l'aînée et Divya et Makima pour les jumelles. Anjali lui déclara qu'elle l'épouserait, s'il était d'accord, comme son père en avait fait la promesse. Comment refuser?

 

La caravane, composée d'un grand nombre d'éléphants, de centaines de dromadaires et d'autant de chevaux, en provenance de Maridanjarah, traversa avec grand bruit et sous les regards émerveillés de la foule, la "ville bleue". Sous son arc de fleurs, Ruben et sa fiancée ainsi que les petites soeurs attendaient le maharadjah et son épouse. Et ce fut un très beau moment de retrouvailles entre parents et filles. Ruben reçut immédiatement après ces effusions, un lourd collier d'or le faisant ainsi haut dignitaire, intouchable, de Maridanjarah. Les préparatifs du mariage furent menés rapidement et la fête fut inoubliable. Elle dura longtemps. La légende veut que ce fut mille plus une nuit!

 

 

 

°°°°°°°°°°°°

 

 

De derrière un petit muret me parviennent quelques notes frottées d'une "esraj*". J'ai cru comprendre quelques mots du chant qui accompagnait le son aigre de l'instrument. Ils disaient, je crois :

 

 

"Samarkand, ville aux toits bleus,

Tuiles cuites au feu.

Mille enfants heureux,

Et feux joyeux!"

 

 

 

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* L'Esraj est un instrument à cordes frottées que l'on peut comparer à une vièle.

 

 

 

 

 

 

 

Le Colvert, Baudienville, Février 2019.

© Stéphane Bertrand/mai 2019.

 

 

 

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  • Les Contes du Colvert racontent de belles histoires aux enfants jeunes et moins jeunes que l'on peut leur lire le soir avant de s'endormir car: "Les canards comme les paroles s'envolent. Seul les contes du colvert résistent au temps."
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