LA GARGOUILLE.

LES LEGENDES DU COLVERT

Par Stéphane BERTRAND

Les légendes du Colvert défient le temps.

Ecoute! Elles nous arrivent avec le vent.

N° 05L

LA GARGOUILLE.

Dans ces temps lointains, ceux durant lesquels les compagnons maçons construisaient des cathédrales pour les élever jusqu'aux portes des cieux, dans  tout le royaume, vivait un magicien très adroit. Il habitait une vieille masure à l'ombre, non loin, d'un de ces édifices en construction. Vue de l'extérieur sa maison n'avait rien d'extraordinaire mais aussitôt le seuil franchi le visiteur se retrouvait dans des appartements immenses et très joliment décorés. Pour seul compagnon ce magicien avait un chat dont la couleur du poil variait du noir le plus profond au blanc immaculé en passant par une déclinaison de roux, d'ocre, du plus clair au marron très foncé. Ce chat répondait, quand il en avait bonne envie, au nom de Séfrou mais aussi à Séné ou Froufrou quand il avait faim!

Une fois rassasié il était adorable. Son ron-ron ne cessait que tard dans la nuit et sa demande de caresses était pressante. Son maître, le magicien, afin de dormir tranquillement et non pas au son d'un train de chariots de bois qui n'en finissait pas de passer, le fit taire par une de ses formules magiques et l'en délivra le matin à son réveil. Des fois il l'oubliait un jour ou deux pris par le perfectionnement de ses tours. Quant aux bruits générés par les travaux proches il s'en interdisait d'intervenir, d'un  sens ou de l'autre, de peur d'augmenter encore le délai, déjà suffisamment long, pour son accomplissement; on parlait, en effet, d'une date de fin de chantier se situant  à un ou un  siècle et demi plus tard.

Par contre, de temps en temps, quand l'occasion se présentait, le magicien aidait de ses dons un malheureux ouvrier ployant sous le poids des pierres pour alléger celui-ci. Les badauds virent alors une énorme pierre taillée quitter les épaules de l'homme pour prendre sa place dans le mur à quinze toises plus haut! L'ouvrier se redressa alors en s'exclamant, prenant les curieux à témoin: "Et pourtant j'en ai fait des chantiers d'églises et de cathédrales mais ici, c'est bien la première fois que le bon Dieu lui même, me file un coup de mains!" Avec le temps gagné il alla se jeter un coup de vin blanc aigre et bien frais dans le gosier asséché par la poussière, à l'estaminet proche.

Quelques décennies plus tard il se produisit un terrible accident de chantier. Une gargouille mal posée en haut de la tour droite de la future cathédrale, élevée à la gloire de Saint-Etienne, tomba au sol, emportant dans l'au-delà deux tailleurs de pierres et se brisa en beaucoup de petits morceaux. Le temps d'en sculpter une nouvelle, aussi finement ciselée, serait long et l'évêque, accompagné de la cour du roi, était attendu dans un mois pour la pré-inauguration. La consécration officielle ne se ferait de fait que des années plus tard. Les jours suivants furent des jours d'observation de l'espace laissé libre par la chute de la gargouille, de lamentations et de conciliabules à n'en plus finir à la taverne, sauf, tard le soir, par l'ébriété des causeurs et  d'un sommeil éthylique soudain des participants. Tout cela sous la surveillance attentive de quelques mauvais larrons, accompagnés de quelques ribaudes plus très fraîches aux dents noircies, à l'affut d'une bourse  bien remplie dont ils se réjouissent de soulager son propriétaire, cuvant son pinard en ronflant près de l'âtre.

Puis un jour, de bon matin, allant au boulot, comme tous les jours, le compagnon ayant en charge l'ensemble des "pierreux"*  leva la tête pour regarder vers le haut de la tour droite, rituel, à chaque lever de soleil, une larme aux yeux. Et là...divine surprise, à l'emplacement de la gargouille manquante une nouvelle y avait trouvé sa  place. "Ventre St. Jean!" s'exclama-t-il et à première vue, d'ici, d'en bas, aussi belle que celles qui avaient décidé de rester en place! "C'est un miracle", disait-on sur le chantier, au marché, en ville et bientôt dans les campagnes et au-delà des frontières de la région. Des noctambules, rentrant tard ou... tôt, bien éméchés souvent, croyaient avoir vu un feu de saint Elme en haut du clocher vers les cinq heures après matines, l'heure à laquelle les premiers habitants réveillés déversaient leurs excréments de la nuit dans le caniveau central des ruelles.

La population toute entière loua le Tout Puissant et avait hâte de voir la cathédrale terminée et le chemin de croix, faisant le tour intérieur de la nef, indiqué par des repères peints et numérotés des sept stations initiales. Mais personne ne pensait plus à notre magicien et, personne non plus, ne s'interrogea sur l'absence des maraudes de Séfrou, son chat. Et pourtant le mystère  y avait, là, son origine! Une nuit que le chat n'avait pas eu assez à manger à son goût, son maitre fatigué de son mauvais caractère l'avait, par une formule connue que de lui, transformé en gargouille de pierre en lui attribuant deux ailes et en l'envoyant là-haut, où il en manquait une. De chair et de poils vivants, il était devenu pierre, traversé de tout son long d'un canal pour évacuer l'eau de pluie du toit de la tour droite de la cathédrale. Punition d'autant plus pénible pour un animal abhorrant ce liquide.

Arriva le jour de la pré-inauguration de l'édifice religieux, enfin terminé sans autres avatars, par l'évêque et les chevaliers du roi et autres personnalités officielles. Il faisait beau temps après les pluies des jours précédents et suite à la bénédiction, tout ce beau monde était réuni sur le parvis admirant, à juste raison, les sculptures merveilleuses de la façade entourant l'immense rosace de vitraux. C'est ce moment-là qu'attendait la gargouille Séfrou pour cracher  d'un seul coup l'eau, qu'elle avait retenue depuis deux jours, sur les visiteurs visant particulièrement la mitre de l'évêque... La légende veut que la gargouille avait poussé alors un miaulement terrifiant et que c'est depuis ce jour-là que toutes les églises, cathédrales, basiliques et même les petites chapelles modestes de nos campagnes, ont une petite entrée latérale pour éviter de passer sous une gargouille malheureuse ou de mauvaise humeur! Où les deux à la fois!

LAISSEZ COULER, FUT L'ORDRE DONNE AUX GARGOUILLES,

EN BAS, PAR TERRE, VOUS FERREZ PLAISIR AUX GRENOUILLES.

* On entend par terme "pierreux" tous les ouvriers travaillant la pierre comme ceux qui maniaient le bois, étaient appelés les "boiseux".

Le Colvert, Baudienville, Janvier 2019.

© Stéphane Bertrand/mai 2019.